Regards croisés d’Eiffel Investment Group & Truffle Capital
Dans un contexte réglementaire en pleine évolution, quelle place les investisseurs accordent-ils à l’ESG ? Comment le vivent-ils opérationnellement ? Quels obstacles et quelles opportunités voient-ils ? Interview croisée de Pierre-Philippe Crépin, Responsable Durabilité & Impact chez Eiffel Investment Group et Emilie Lhopitallier, Partner & COO de Truffle Capital.
Quelle est la place de l’ESG dans votre fonds ?
Pierre-Philippe Crépin : L’ESG est absolument central. Nous en faisons un axe de différenciation fort, depuis le début. Nous avons réalisé nos premiers investissements dans le domaine de la transition énergétique il y a quinze ans déjà. Nous avons constamment innové en matière d’ESG, en inventant les Covenants d’Impact® par exemple. Aujourd’hui nous pensons que cela présente un véritable avantage compétitif et surtout un levier de création de valeur et de maîtrise du risque pour nos clients. Pour rester dans le peloton de tête, il faut aujourd’hui avoir une approche concrète et scientifique de l’ESG, avec des process ESG dans tous les deals, des outils pour toutes les réglementations, et un accompagnement des participations. Nous participons par exemple au financement de leur premier bilan carbone et leur analyse de risques ESG.
Emilie Lhopitallier : Chez Truffle, nous considérons l’ESG comme consubstantiel à notre métier d’investisseur. En effet, par nature, la stratégie d’investissement vise des solutions innovantes qui changent la vie des patients ou qui améliorent significativement la qualité de service des utilisateurs finaux, pour les Fintech. Par exemple dans la santé, nous investissons dans des candidats médicaments ou des dispositifs médicaux qui répondent à des pathologies pour lesquelles n’existe pas de solution satisfaisante, ou pour laquelle la solution est moins lourde (interventions mini-invasives).
Comment sont structurées les équipes sur la partie ESG ?
Pierre-Philippe Crépin : L’ESG est l’affaire de tous chez Eiffel. En équivalent temps plein, ce sont 10 personnes sur une centaine d’employés qui se consacrent à l’ESG. En réalité, chaque gérant couvre la partie extra-financière de son portefeuille. L’ESG est piloté et mis en œuvre par un comité qui rassemble un représentant de chaque équipe, le Président, en plus de moi qui suis à 100% sur ces questions avec une analyste. Les représentants tournent tous les deux ans. Cela permet de « diffuser » l’ESG au sein de toute l’organisation. Par ailleurs, 100% des salariés, quel que soit leur poste, passent la certification finance durable AMF. L’important pour nous, c’est qu’il n’y ait aucune cloison sur ce sujet et que chacun se l’approprie.
Emilie Lhopitallier : Chez Truffle, nous luttons contre l’approche en silo : l’ESG, la finance, le business, tout doit être intégré. Nous sommes une trentaine de personnes au total et avons recours en plus à des consultants sur des sujets spécifiques. Il n’y a pas de personne dédiée à l’ESG et, idéalement, c’est dans les entreprises dans lesquelles nous investissons que le sujet doit être porté.
C’est aussi pour cela que nous avons choisi de travailler avec Tennaxia : nous devons être un catalyseur pour accompagner les entreprises dans leurs progrès et la plateforme de Tennaxia nous y aide. Il y a aussi une vraie réflexion autour des KPIs par portefeuille pour nous permettre, au niveau de Truffle, pour prioriser les sujets les plus pertinents.
Et d’un point de vue opérationnel, comment fonctionnez-vous ?
Emilie Lhopitallier : Nous avons construit un questionnaire simple mais qui parle aux dirigeants, pas 350 questions dont les ¾ sont inappropriées, sinon on les perd. Il y a de vrais sujets à adresser, qui ne sont d’ailleurs pas forcément d’ordre réglementaire. Les premières campagnes, exclusivement par entretiens, nous ont permis d’affiner l’approche et de sensibiliser les dirigeants. Ce mode opératoire était particulièrement chronophage. La maturité du sujet, nous a permis d’automatiser et digitaliser une partie du processus de collecte au travers de la plateforme Tennaxia. Le temps libéré permet de nous concentrer sur la feuille de route et l’étape suivante.
Nous devons évaluer, pour chaque projet, son impact positif, et vérifier qu’il n’y a pas d’impact négatif. Nous ne cherchons pas à colorer une histoire, mais à mesurer et suivre les progrès avec une approche par les risques. En objectivant et quantifiant, on peut se concentrer sur l’essentiel. Pour nous, c’est évident. Au-delà des thématiques à la mode, nous devons agir sur la réalité des faits ce qui nécessite la prise en compte des ordres de grandeur. A défaut de mesurer, on prend le risque de s’éparpiller ou dépenser de l’énergie sur les mauvais sujets. Il faut être capable de répondre à peu près sur tous les sujets, par exemple objectiver les émissions GES du portefeuille, quitte à démontrer que ce n’est pas toujours le sujet principal. Chez Truffle, nous recherchons l’innovation radicale : les produits et services de nos entreprises doivent faire mieux que l’existant.
Pierre-Philippe Crépin : Nous questionnons beaucoup les méthodologies existantes et n’hésitons pas à en créer de nouvelles s’il le faut ou s’il en manque. Mais l’idéal, c’est bien sûr de prendre une solution existante répondant à chaque besoin quand elle existe. Pour la partie reporting et pilotage des données ESG par exemple, nous travaillons avec Tennaxia. Nous travaillons également avec une plateforme dédiée pour le risque climatique, avec Carbone 4 sur la température du portefeuille… Et nous développons notre propre méthodologie avec un professeur d’HEC sur la mesure de l’impact territorial de nos investissements.
Quels sont les points encore compliqués ?
Emilie Lhopitallier : Notre stratégie d’investissement est naturellement très orientés « S », avec un cadre réglementaire inabouti, ce qui complexifie la tâche d’identification de KPI pertinents. Par ailleurs, compte-tenu de la prise en compte nécessaire des sujets environnementaux, nous devons répondre de façon pertinente et proportionnée aux contraintes notamment réglementaires qui se sont imposées. Or, un grand nombre de nos entreprises sont de jeunes start-ups avec un effectif moyen d’une dizaine de personnes dans un bureau ou un labo, pour beaucoup encore en R&D. Par exemple, nous avons financé des analyses d’émissions GES (scope 3) sur un échantillon raisonné afin d’objectiver la matérialité ou faible matérialité des enjeux d’émissions.
Pierre-Philippe Crépin : A l’heure actuelle, le point le plus compliqué à gérer est que la réglementation bouge encore. Nous avons réalisé un énorme travail l’an dernier pour l’intégrer et maintenant, nous avons besoin que la réglementation soit stable pour ne pas passer un temps infini à la comprendre et à changer les process.
Et les points positifs ?
Pierre-Philippe Crépin : On sent qu’on est au balbutiement mais que des choses positives sortent de tout ce mouvement. Le marché a compris que l’ESG était vraiment important, mais pour l’instant, certains abordent le sujet en profondeur, d’autres en façade. Il faudra un peu de temps pour faire le tri. Mais les investisseurs regardent de plus en plus en détail et la direction est bonne. Avec une réglementation stable et une transparence croissante, on y verra plus clair. En tous cas, nous voyons sans ambiguïté que l’ESG crée de la valeur et améliore la solidité de nos sociétés en portefeuille. C’est bon pour nos clients.
Emilie Lhopitallier : On voit effectivement une vraie évolution positive sur ces sujets. L’ESG qui était perçu souvent d’abord dans un cadre réglementaire est désormais inscrite dans la stratégie même des portefeuilles. C’est le début de la fin de l’approche en silo, les acteurs commencent à voir un lien entre les sujets. Par exemple, il y a 3 ans, quand je disais que le changement climatique, ce n’était pas que le carbone mais peut-être aussi la biodiversité, l’arrivée de nouvelles pathologies à cause des bouleversements sur l’ensemble des écosystème (certains moustiques étendent leur zones de prolifération,…) le message passait mal. Maintenant c’est plus audible, on revient sur des choses plus scientifiques, des faits.
Et pour plus de transparence, de profondeur et aller plus loin, faut-il réinventer le reporting ?
Pierre-Philippe Crépin : Le reporting n’est pas une fin en soi. Il faut trouver ce qui est matériel pour l’entreprise et le reporting « classique » nous y aide. Chez Eiffel, nous collectons auprès de 700 lignes, avec une centaine d’indicateurs par entreprise. Chaque gérant est responsable de la collecte de données de son portefeuille. Une fois qu’on connaît les axes d’amélioration, on peut mettre des choses en place. Le reporting est une photographie à partir de laquelle on constitue un business plan d’impact. C’est nécessaire mais pas suffisant.
Pour aller plus loin, le benchmark comme celui proposé par Tennaxia est très utile. Il aide à savoir si l’entreprise est réellement vertueuse ou pas. Un chiffre dans l’absolu ne veut pas dire grand-chose, il faut le mettre en perspective. Cela a même un autre effet vertueux qui est de motiver l’entreprise à reporter. En effet, un esprit compétitif peut être une source de motivation. Notre rôle, c’est aussi de challenger les entreprises sur ces sujets. Par exemple, nous avons mis en place des Covenants d’Impact® qui fonctionnent très bien. Nous modulons le taux d’intérêt des entreprises en fonction de l’atteinte d’objectifs ESG. Les critères sont propres à chaque entreprise avec au moins un critère social et un critère environnemental, et ils sont choisis, en accord avec elle, sur la base d’axes d’amélioration alignés avec sa stratégie, alignant ainsi le financier et l’extra-financier.
Emilie Lhopitallier : On voit bien que l’industrie du Private Equity est enfin en train de basculer du purement réglementaire au stratégique. On rentre enfin dans le vif du sujet. On doit donc effectivement dépasser le reporting stricto sensu. Il faut un cadre, des sujets communs (comme le changement climatique) mais il ne faut pas se fourvoyer. Ce n’est pas un sujet simple et il n’y a pas que le climat : il y a l’eau, la biodiversité, l’emprise sur les sols, l’impact sur les populations… Souvent, en Private Equity, on prend un business et on essaie de le « rendre vert ». La transition, c’est très important.
Il faut être courageux et assumer la gestion de ce risque de transition. On a sans doute aussi besoin de plus de sobriété en complément du verdissement. En cherchant à travailler sur des secteurs innovants qui font sens, Truffle veut avoir un impact social. Il faut fournir des efforts d’explications et d’objectivation, rester humble et avancer petit à petit. Le marché commence à faire l’effort de comprendre ce qu’il y a réellement derrière les démarches. La réglementation est très lourde, mais elle oblige les uns et les autres à avancer et on est en train de sortir de la contrainte réglementaire et d’aller vers les opportunités.
Propos recueillis le 16/11/2023